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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (23 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— J’ai appris que vous aviez
acquis des faucons, messire Portefruit ? demanda-t-il soudain. Avez-vous
donc le droit de chasser comme les seigneurs ?

L’autre s’étrangla dans son gobelet.

— Je chasse avec les seigneurs
d’alentour, lorsqu’ils veulent bien m’y convier, répondit-il vivement.

Il chercha une nouvelle fois à
dévier le cours de la conversation, et ajouta :

— Vous voyagez beaucoup, il me
semble, messire Baglioni ?

— Beaucoup, en effet, répondit
Guccio avec détachement. Je reviens d’Italie, où j’avais affaire pour le compte
du roi auprès de la reine de Naples.

Portefruit se rappela que, lors de
leur première rencontre, c’était d’une mission auprès de la reine d’Angleterre
que Guccio revenait. Ce jeune homme devait être bien puissant qui paraissait
surtout employé à courir vers les reines. En outre, il savait toujours les
choses qu’on eût préféré taire…

— Maître Portefruit, les commis
du comptoir que mon oncle possède à Neauphle sont réduits à bien grande misère.
Je les ai trouvés malades de faim, et ils m’assurent qu’ils ne peuvent rien
acheter, déclara soudain Guccio. Comment expliquez-vous que sur un pays si ravagé
par la disette, vous imposiez des dîmes en nature, et passiez prendre et saisir
tout ce qu’il y reste à mâcher ?

— Eh ! Messire Baglioni,
c’est une grave question pour moi, et une grande affliction, je vous le jure.
Mais je dois obéir aux ordres de Paris. Je suis tenu d’envoyer chaque semaine
trois charrettes de vivres, comme tous les autres prévôts de par ici, parce que
Monseigneur de Marigny craint l’émeute et veut tenir sa capitale en main. Comme
toujours, c’est la campagne qui souffre.

— Et quand vos sergents
ramassent de quoi emplir trois charrettes, ils peuvent aussi bien en remplir
quatre et vous en garder une.

L’angoisse afflua au cœur du prévôt.
Ah ! Le pénible dîner !

— Jamais, messire Baglioni,
jamais ! Qu’allez-vous penser ?

— Allons, allons, prévôt !
D’où vient tout ceci ? s’écria Guccio en désignant la table. Les jambons,
que je sache, ne viennent pas tout seuls se pendre à votre heurtoir. Et vos
sergents ne sont pas prospères comme on les voit, à seulement lécher la fleur
de lis de leur bâton ?

« Si j’avais su, pensa
Portefruit, je l’aurais moins bien traité. »

— C’est que, voyez-vous,
répondit-il, si l’on veut maintenir l’ordre dans le royaume, il faut nourrir
honnêtement ceux qui ont charge d’y veiller.

— Assurément, dit Guccio,
assurément. Vous parlez comme il faut. Un homme nanti d’un si haut office que
le vôtre ne doit point raisonner comme les gens du commun, ni ne saurait agir
de leur façon.

Il devenait soudain approbateur,
amical, et paraissait se rendre entièrement aux vues de son interlocuteur. Le
prévôt, qui avait bu à suffisance pour reprendre courage, donna dans le
panneau.

— Ainsi pour les tailles
d’impôts… reprit Guccio.

— Les tailles ? dit le
prévôt.

— Eh bien, oui ! Vous les
avez en fermage. Or il faut que vous viviez, que vous payiez vos commis… Alors
forcément vous devez prélever plus que ce qui vous est requis par le Trésor.
Comment vous y prenez-vous ? Vous doublez la taille, n’est-ce pas ?
C’est ce que font à ma connaissance tous les prévôts.

— À peu près, dit Portefruit se
laissant aller parce qu’il pensait avoir affaire à quelqu’un d’averti. Nous y
sommes bien obligés. Déjà, pour avoir ma charge, j’ai dû fourrer la paume à
l’un des commis de Marigny.

— Un commis de Marigny,
vraiment ?

— Eh oui… et je continue de lui
glisser une coquette bourse à chaque Saint-Nicolas. Il me faut partager aussi
avec mon receveur, sans parler de ce que me regratte le bailli qui est
au-dessus de moi. Au bout du compte…

— … il ne vous reste pas
tellement pour vous-même, j’entends bien… Alors, prévôt, vous allez me porter
aide, et moi je vais vous proposer un marché où vous ne perdrez point. Je suis
en peine pour nourrir mes commis de Neauphle. Chaque semaine vous leur
délivrerez en sel, farine, fèves, miel, et viande fraîche ou séchée, ce qui leur
est de besoin et qu’ils vous paieront au meilleur prix de Paris, avec encore un
petit surcroît de trois sols à la livre. Je me dispose même à vous laisser
vingt livres d’avance, dit-il en faisant sonner sa bougette.

Le tintement de l’or acheva
d’endormir la défiance du prévôt. Il discuta un peu, pour la forme, les poids
et les prix. Il s’étonnait des quantités demandées par Guccio.

— Vos commis ne sont que trois.
Leur faut-il vraiment tant de miel et de pruneaux ? Oh ! Je peux, je
peux fournir…

Comme Guccio souhaitait emporter
sur-le-champ quelques provisions, le prévôt le conduisit dans sa réserve qui
ressemblait fort à un entrepôt.

Maintenant que le marché était
conclu, à quoi bon dissimuler ? Et d’une certaine manière, le prévôt
éprouvait de la satisfaction à montrer, impunément croyait-il, ses trésors
alimentaires. Le nez en l’air, les bras courts, il s’agitait parmi les sacs de
lentilles et de pois secs, humait les fromages, caressait de l’œil les
chapelets de saucisses.

Bien qu’il eût passé deux heures à
table, il semblait que l’appétit lui fût déjà revenu.

« Le gaillard mériterait qu’on
le vienne piller à coups de fourches », pensait Guccio. Un valet prépara
un fort paquet de victuailles qu’on dissimula dans une toile, et que Guccio fit
accrocher à sa selle.

— Et si d’aventure, dit le
prévôt en raccompagnant son hôte, vous manquiez vous-même, à Paris…

— Je vous remercie, prévôt, je
m’en souviendrai. Mais sans doute ne tarderez-vous pas à me revoir. Et, de
toute façon, soyez sûr que je parlerai de vous comme il faut.

Là-dessus Guccio repartit pour
Neauphle, où il remit aux trois commis, éblouis et salivants, la moitié de son
butin.

— Il en sera ainsi chaque
semaine, leur dit-il. C’est chose convenue avec le prévôt. De ce qu’il vous
fournira, vous ferez deux parts, l’une pour vous, l’autre qu’on viendra prendre
de Cressay, ou que vous y porterez, bien prudemment. Mon oncle s’intéresse fort
à cette famille qui est mieux en cour qu’elle n’en donne l’aspect ; qu’on
veille donc à la ravitailler.

— Paieront-ils ces vivres en
espèces, ou bien faudra-t-il en augmenter leur créance ? demanda le chef
du comptoir.

— Vous tiendrez un compte à
part que je surveillerai.

Dix minutes plus tard Guccio
arrivait au manoir et posait au chevet de Marie de Cressay miel, fruits sèches
et confiseries.

— J’ai remis en bas, à votre
mère, du porc salé, des farines, du sel…

Les yeux de la malade s’emplirent de
larmes.

— Comment avez-vous
réussi ?… Messire Guccio, vous êtes donc magicien ? Du miel…
oh ! Du miel…

— Je ferais bien plus pour vous
voir reprendre forces, et pour la joie d’être aimé de vous. Chaque huit jours
vous en recevrez autant par mes commis… Croyez-moi, ajouta-t-il en souriant,
c’est ouvrage moins difficile que de débusquer un cardinal en Avignon.

Cela lui rappela qu’il n’était point
venu à Cressay uniquement pour y nourrir les affamés ; et, profitant de ce
qu’ils étaient seuls, il demanda à Marie si le dépôt qu’il lui avait confié
l’automne passé se trouvait toujours à la même place, dans la chapelle.

— Je n’y ai point touché,
répondit-elle. J’avais grande inquiétude de mourir sans savoir ce que je devais
en faire.

— N’en soyez plus en peine, je
vais le reprendre. Et de grâce, si vous m’aimez, ne songez plus à mourir !

— Plus maintenant, dit-elle en
souriant à son tour.

Il la laissa puisant dans le pot de
miel, à petites cuillerées, et d’un air d’extase.

« Tout l’or du monde, tout l’or
du monde pour lui voir ce visage heureux ! Elle vivra, j’en suis sûr. Elle
est malade de faim, certes, mais surtout elle était malade de moi »,
pensait-il avec la belle fatuité de la jeunesse.

Descendu dans la grand-salle il prit
dame Eliabel à part pour lui dire qu’il avait rapporté d’Italie d’excellentes
reliques, fort efficaces, et qu’il souhaitait prier dessus, seul dans la
chapelle, afin d’obtenir la guérison de Marie. La veuve s’émerveilla de ce
qu’un jeune homme si dévoué, si allant, si habile, fût en même temps si pieux.

Guccio, ayant reçu la clef, gagna la
chapelle où il s’enferma ; il n’eut pas de peine à retrouver la dalle,
près de l’autel, la souleva, et, d’entre les ossements effrités d’un lointain
sire de Cressay, retira l’étui de plomb qui contenait, outre le double des
comptes du roi d’Angleterre et de Monseigneur d’Artois, la pièce attestant les
malversations de l’archevêque Jean de Marigny. « Voilà une bonne relique
pour guérir le royaume », se dit-il.

Il replaça la dalle, la recouvrit
d’un peu de poussière, et sortit, prenant une mine dévote.

Bientôt après, ayant reçu
remerciements, embrassades et bénédictions de la châtelaine et de ses fils, il
se remit en route.

Il n’avait pas franchi la Mauldre
que les Cressay déjà se précipitaient à la cuisine.

— Attendez, mes fils, attendez
au moins que je vous apprête un repas ! dit dame Eliabel.

Mais elle ne put empêcher les deux
frères de tailler de larges rondelles dans une saucisse séchée.

— Ne pensez-vous pas que Guccio
est épris de Marie, pour tant se soucier de nous ? dit Pierre de Cressay.
Il ne nous réclame pas nos dettes, ni même les intérêts, et au contraire nous
couvre de présents.

— Mais non, répondit vivement
dame Eliabel. Il nous aime tous bien, voilà tout, et il est honoré de notre
amitié.

— Ce ne serait point un si
mauvais parti, dit encore Pierre.

Jean, l’aîné, grogna dans sa barbe.
Pour lui, qui était en position de chef de famille, la perspective d’accorder
sa sœur à un Lombard heurtait toutes les traditions de noblesse.

— Si telles étaient ses
intentions, jamais je n’accepterais…

Mais comme il avait la bouche
pleine, il se retint d’achever sa pensée. Certaines circonstances endorment un
moment scrupules et principes. Et Jean de Cressay, mâchant, demeura songeur.

Cependant Guccio, trottant vers
Paris, se demandait s’il n’avait pas eu tort de partir si vite, et de ne pas
saisir l’occasion pour solliciter la main de Marie.

« Non, c’eût été indélicat. On
ne présente point pareille requête à des gens affamés. J’aurais paru vouloir
profiter de leur misère. J’attendrai que Marie soit guérie. »

En vérité, le courage de la décision
lui avait fait défaut, et il cherchait des excuses à son manque d’audace.

La fatigue, à la tombée du jour,
l’obligea de s’arrêter. Il dormit quelques heures à Versailles, petit village
triste et isolé au milieu de marécages insalubres. Les paysans, là aussi,
mouraient de faim.

Le lendemain matin, Guccio arrivait
rue des Lombards ; aussitôt il s’enferma avec son oncle auquel il raconta,
d’un ton indigné, tout ce qu’il venait de voir. Son récit occupa une grande
heure. Messer Tolomei, assis devant son feu, écoutait, très calmement.

— J’ai bien fait, pour la
famille Cressay ? Tu m’approuves, n’est-ce pas, mon oncle ?

— Certes, certes, mon ami, je
t’approuve. Et d’autant plus volontiers qu’il ne sert de rien de discuter avec
un amoureux… Tu as rapporté la décharge de l’archevêque ?

— Oui, mon oncle, répondit Guccio
en lui tendant l’étui de plomb.

— Tu me dis donc, reprit
Tolomei, que le prévôt de Montfort t’a déclaré percevoir le double des tailles,
dont il reverse une partie à un commis de Marigny. Sais-tu quel commis ?

— Je pourrai le savoir. Ce
drôle me croit maintenant très fort son ami.

— Et il affirme que les autres
prévôts agissent de même ?

— Sans hésiter. N’est-ce point
une honte ? Et ils font un infâme commerce de la faim, et ils
s’engraissent comme porcs, tandis qu’autour d’eux le peuple crève. Le roi ne
devrait-il pas en être averti ?

L’œil gauche de Tolomei, cet œil
qu’on ne voyait jamais, s’était brusquement ouvert, et tout son visage en
prenait une expression différente, à la fois ironique et inquiétante. En même
temps le banquier frottait l’une contre l’autre, lentement, ses mains grasses
et pointues.

— Eh bien ! Ce sont de
fort bonnes nouvelles que tu m’apportes là, mon cher Guccio, de fort bonnes
nouvelles, dit-il en souriant.

 

II
LES COMPTES DU ROYAUME

Spinello Tolomei n’était pas un homme
pressé. Il réfléchit deux bonnes journées ; puis, la troisième, ayant mis
sa chape par-dessus son manteau fourré, car la pluie tombait en giboulées, il
se rendit à l’hôtel de Valois. Il fut reçu rapidement par le comte de Valois
lui-même et par Monseigneur d’Artois, tous deux assez meurtris, aigres en leurs
propos, avalant mal leur défaite et cherchant à échafauder de vagues plans de
vengeance.

L’hôtel paraissait beaucoup plus
calme que les mois passés, et l’on sentait bien que le vent de la faveur
soufflait de nouveau du côté de Marigny.

— Messeigneurs, dit Tolomei aux
deux grands barons, vous vous êtes conduits ces dernières semaines d’une
manière qui, si vous teniez banque ou commerce, vous eût menés tout bonnement à
fermer comptoir.

BOOK: La Reine étranglée
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