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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (7 page)

BOOK: La Reine étranglée
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Cette colossale famille de pierre,
aux yeux blancs sous la lueur des torches, ne faisait qu’accabler davantage le
pauvre prince de chair qui en recueillait la succession.

Un mercier dit à sa femme :

— Il n’a pas bien fière mine,
notre nouveau roi.

La marchande, en ricanant,
répondit :

— Il a surtout une bonne mine
de cocu.

Elle n’avait pas parlé fort, mais sa
voix aiguë résonna dans le silence. Le Hutin tressaillit, la face brusquement
coléreuse, cherchant à distinguer l’auteur de l’insulte. Chacun, dans
l’escorte, détournait les yeux et feignait de n’avoir pas entendu.

De part et d’autre de l’arc en
accolade qui surmontait l’accès à l’escalier principal, se faisaient pendant
les statues de Philippe le Bel et d’Enguerrand de Marigny ; car le
coadjuteur connaissait cet honneur unique d’avoir son effigie dans la galerie
des rois. Honneur justifié au demeurant par le fait que la reconstitution et
l’embellissement du Palais étaient essentiellement son œuvre.

Or la statue d’Enguerrand irritait
plus que tout Charles de Valois qui, chaque fois qu’il avait à passer devant,
s’indignait de ce qu’on eût élevé jusque-là ce bourgeois. « L’astuce et
l’intrigue l’ont conduit à tant d’impudence qu’il se donne des airs d’être de
notre sang. Mais tout beau, messire, pensait Valois : nous vous
descendrons de ce socle, j’en fais serment, et nous vous apprendrons bien vite
que le temps de vos mauvaises grandeurs est passé. »

— Messire Enguerrand, dit-il
avec hauteur à son ennemi, je pense que le roi désire à présent demeurer en
famille.

Marigny, afin d’éviter un éclat, ne
fit pas montre d’avoir senti le trait. Mais voulant bien signifier, en
revanche, qu’il ne prendrait ses ordres que du roi, il dit, s’adressant à ce
dernier :

— Sire, maintes affaires sont
pendantes qui me requièrent. Puis-je me retirer ?

Louis avait la pensée
ailleurs ; le mot lancé par la mercière lui tournait en tête.

— Faites, messire, faites,
répondit-il avec impatience.

 

V
LE ROI, SES ONCLES ET LES DESTINS

La mère de Louis X, la reine
Jeanne, héritière de la Navarre, était morte en 1305. À partir de 1307,
c’est-à-dire du moment où, âgé de dix-huit ans, il avait été investi
officiellement de la couronne navarraise, Louis avait reçu l’hôtel de Nesle
pour résidence personnelle. Jamais donc il n’avait habité le Palais depuis les
rénovations ordonnées par son père, dans les récentes années.

Aussi, ce soir de décembre, au
retour du Saint-Denis, Louis, entrant dans les appartements royaux pour en
prendre possession, n’y trouvait rien qui lui rappelât son enfance. Aucune
cassure du pavement, connue de toujours, aucun grincement particulier à telle
porte, et de toujours entendu, ne pouvait l’émouvoir ou l’attendrir ; son
regard ne rencontrait rien qui lui permît de se dire : « Ma mère
devant cette cheminée me prenait sur ses genoux… de cette fenêtre, j’ai aperçu
le printemps pour la première fois… » Les fenêtres avaient d’autres
proportions, les cheminées étaient neuves.

Souverain économe, presque avare en
ce qui concernait sa dépense personnelle, Philippe le Bel ne connaissait pas de
mesure quand il s’agissait de magnifier l’idée royale. Il avait voulu que le
Palais fût imposant, écrasant, d’intérieur comme d’extérieur, et fît équilibre
en quelque sorte, au cœur de la capitale, à Notre-Dame. Là-bas, la gloire de
Dieu ; ici, celle du roi.

Pour Louis, c’était la demeure du
père, un père silencieux, distant, terrible. De toutes les pièces, la seule
familière lui paraissait la chambre du Conseil, où tant de fois, à peine
osait-il un avis, il avait entendu : « Taisez-vous,
Louis ! »

Il avançait de salle en salle. Des
valets, feutrant leurs pas, glissaient le long des murs ; des secrétaires
s’effaçaient dans les escaliers ; tout le monde observait encore un
silence de veillée mortuaire.

Ce fut dans la pièce où Philippe le
Bel se tenait d’ordinaire pour travailler que Louis finalement s’arrêta. Elle
était de dimensions modestes, mais avec une énorme cheminée où brûlait un feu à
faire rôtir un bœuf. Pour qu’on pût profiter de la chaleur sans souffrir de
l’ardeur des flammes, des écrans d’osier tressé, qu’un valet venait mouiller de
temps à autre, étaient disposés devant le foyer. Des chandeliers en forme de
couronne, à six chandelles, fournissaient une bonne lumière.

Louis se dépouilla de sa robe, qu’il
posa sur l’un des écrans. Ses oncles, son cousin et son chambellan
l’imitèrent ; bientôt les lourdes étoffes trempées d’eau, les velours, les
fourrures, les broderies, se mirent à fumer, tandis que les cinq hommes, en
chemise et hauts-de-chausses, se chauffaient reins au feu, pareils à cinq
paysans rentrant d’un enterrement de campagne.

Soudain, de l’angle où se trouvait
la table à écrire de Philippe le Bel, vint un long soupir, presque un gémissement.
Louis X s’écria d’une voix aiguë :

— Qu’est ceci ?

— C’est Lombard, Sire, dit le
valet chargé de mouiller les écrans.

— Lombard ? Mais ce chien
était à Fontainebleau, avec la meute. Comment est-il parvenu ici ?

— De lui-même, il faut croire,
Sire. Il est rentré tout crotté la nuit d’avant-hier, en même temps qu’on
amenait le corps de notre feu Sire à Notre-Dame. Il est allé se mucher sous ce
meuble et n’en veut plus bouger.

— Qu’on le chasse ; qu’on
l’enferme aux écuries !

À l’opposé de son père, Louis
détestait les chiens ; il en avait peur depuis qu’enfant il avait été
mordu par l’un d’eux.

Le valet se baissa et tira par le
collier un grand lévrier beige, au poil collé sur les côtes, aux yeux fiévreux.

C’était le chien, cadeau du banquier
Tolomei, qui n’avait pas quitté le roi Philippe pendant les derniers mois.
Comme il résistait à partir, raclant le pavage de ses ongles, Louis X lui
allongea un coup de pied dans le flanc.

— Cet animal porte malheur.
D’abord il est arrivé ici le jour où l’on a brûlé les Templiers, le jour où…

Des voix s’élevèrent dans la pièce
voisine. Le valet et le chien croisèrent sur la porte une petite fille,
engoncée dans une robe de deuil, et qu’une dame de parage poussait en
disant ;

— Allez, Madame Jeanne ;
allez saluer Messire le roi, votre père.

Cette petite fille d’à peine quatre
ans, aux joues pâles, aux yeux trop grands, était pour l’instant l’héritière du
trône de France.

Elle avait le front rond et bombé de
Marguerite de Bourgogne, mais son teint et ses cheveux étaient clairs. Elle
avançait, regardant droit devant elle avec cette expression butée qu’ont les
enfants mal aimés.

Louis X, d’un geste, empêcha
qu’elle vînt jusqu’à lui.

— Pourquoi l’a-t-on conduite
ici ? Je ne veux point l’y voir ! Qu’on la ramène sans tarder à
l’hôtel de Nesle ; c’est là qu’elle doit loger, puisque c’est là…

— Mon neveu, contenez-vous, dit
le comte d’Évreux.

Louis attendit que la dame de parage
et la petite princesse, la première apparemment plus effrayée que l’autre,
fussent sorties.

— Je ne veux plus voir cette
bâtarde ! dit-il.

— Êtes-vous si certain qu’elle
le soit, Louis ? dit le comte d’Évreux en éloignant du feu ses vêtements
pour qu’ils ne roussissent pas.

— Il suffit pour moi qu’il y
ait doute, et je ne veux rien reconnaître d’une femme qui m’a trahi.

— Cette enfant est blonde,
pourtant, comme nous le sommes tous.

— Philippe d’Aunay lui aussi
était blond, répliqua amèrement le Hutin.

Le comte de Valois vint porter appui
au jeune roi.

— Louis doit avoir de bonnes
raisons, mon frère, pour parler comme il le fait, dit-il avec autorité.

— Et puis, reprit Louis X
en criant, je ne veux plus entendre ce mot qu’on m’a lancé tout à l’heure au
passage ; je ne veux plus le deviner sans cesse dans la tête des
gens ; je ne veux plus donner d’occasions qu’on le pense en me regardant.

Louis d’Évreux se retint de
répondre : « Si tu avais meilleure nature, mon garçon, et plus de
bonté au cœur, ta femme t’eût peut-être aimé… » Il songeait à la
malheureuse petite fille qui allait vivre, entourée seulement de serviteurs
indifférents, dans l’immense hôtel de Nesle désert. Et soudain, il entendit
Louis prononcer :

— Ah ! Je vais être bien
seul ici !

D’Évreux, avec une stupéfaction
apitoyée, contempla ce neveu qui conservait ses ressentiments comme un avare son
or, chassait les chiens parce qu’il avait été mordu, chassait sa fille parce
qu’il avait été trompé, et se plaignait de solitude.

— Toute créature est seule,
Louis, dit-il gravement. Chacun de nous subit dans la solitude l’instant de son
trépas ; et c’est vanité de croire qu’il n’en est pas ainsi des instants
de la vie. Même le corps d’épouse avec lequel nous dormons demeure un corps
étranger ; même les enfants que nous avons engendrés nous sont personnes
étrangères. Sans doute le Créateur l’a voulu ainsi pour que nous n’ayons chacun
communion qu’avec lui et tous ensemble qu’en lui… Il n’est de remède à cet
isolement que dans la compassion et la charité, c’est-à-dire dans le savoir que
les autres souffrent même mal que nous.

Les cheveux humides et pendants, le
regard vague, la chemise collée sur ses flancs maigres, le Hutin avait l’air
d’un noyé qu’on vient de sortir de Seine. Il resta un moment silencieux.
Certains mots, comme ceux justement de charité ou de compassion, ne faisaient
pas de sens pour lui, et il ne les entendait guère plus que le latin des
prêtres. Il se tourna vers Robert d’Artois.

— Ainsi, Robert, vous êtes
certain qu’elle ne cédera pas ?

Le géant, toujours à se sécher, et
dont les chausses fumaient comme un chaudron, secoua la tête.

— Sire mon cousin, comme je
vous l’ai dit hier soir, j’ai pressé votre épouse de toutes manières, et usé
sur elle mes plus solides arguments. Je me suis heurté à telle dureté de refus
que je puis bien vous assurer qu’on n’en obtiendra rien… Savez-vous sur quoi elle
compte ? Ajouta d’Artois avec perfidie. Elle espère que vous mourrez avant
elle.

Louis X toucha instinctivement,
à travers sa chemise, le petit reliquaire qu’il portait au cou ; puis,
s’adressant au comte de Valois :

— Eh bien ! Mon oncle,
vous voyez que tout n’est point aisé comme vous l’aviez promis, et que
l’annulation ne paraît pas pour demain !

— Je le vois, mon neveu, et j’y
pense fort, répondit Valois.

— Mon cousin, si vous craignez
de jeûner, dit alors Robert d’Artois, je pourrai toujours fournir votre couche
de douces femelles, que la vanité de servir aux plaisirs d’un roi rendra bien
accueillantes…

Il parlait de cela avec gourmandise,
comme d’un rôti à point ou d’un bon plat en sauce.

Charles de Valois agita ses doigts
chargés de bagues.

— Mais d’abord, à quoi vous
servirait-il, Louis, d’avoir votre mariage annulé, dit-il, tant que vous
n’aurez pas choisi la nouvelle femme que vous voulez épouser ? Ne vous
inquiétez point tant de cette annulation ; un souverain finit toujours par
l’obtenir. Ce qu’il vous faut, c’est choisir dès à présent l’épouse qui fera
auprès de vous belle figure de reine et vous donnera descendance.

Monseigneur de Valois avait cette
manière, quand un obstacle se présentait, de le mépriser et de sauter aussitôt
à la prochaine étape ; à la guerre, il négligeait les îlots de résistance,
les contournait et allait attaquer la citadelle suivante. Cela lui réussissait
parfois.

— Mon frère, dit d’Évreux,
croyez-vous donc la chose si aisée, dans la situation où se trouve Louis, et
s’il ne veut pas prendre femme qui soit indigne d’un trône ?

— Allons donc ! Je vous
nomme dix princesses en Europe qui passeraient sur de plus grandes difficultés
pour l’espoir de ceindre la couronne de France… Tenez, sans chercher davantage,
ma nièce Clémence de Hongrie… dit Valois comme si l’idée venait de germer en
lui alors qu’il la mûrissait depuis une bonne semaine.

Il attendit que sa proposition ait
produit effet. Le Hutin avait relevé la tête, intéressé.

— Elle est de notre sang
puisqu’elle est Anjou, poursuivit Valois. Son père, Carlo-Martello, qui avait
renoncé au trône de Naples-Sicile pour revendiquer celui de Hongrie, est mort
depuis longtemps ; c’est sans doute pourquoi elle n’a pas encore d’état.
Mais son frère Caroberto règne maintenant en Hongrie et son oncle est roi de
Naples. Certes, elle a un peu dépassé l’âge ordinaire du mariage…

— Quel âge a-t-elle ?
demanda Louis X inquiet.

— Vingt-deux ans. Mais cela ne
vaut-il pas mieux que ces fillettes qu’on amène à l’autel alors qu’elles jouent
encore à la poupée et qui, lorsqu’elles grandissent, se révèlent pleines de
vilenie, mensongères et débauchées ? Et puis, mon neveu, vous n’en serez
plus à vos premières noces !

« Tout cela sonne trop
bien ; il doit y avoir un vice qu’on me cache, pensait le Hutin. Cette
Clémence doit être borgne, ou bien bossue. »

— Et comment se
présente-t-elle… pour la figure ? demanda-t-il.

— Mon neveu, c’est la plus
belle femme de Naples, et les peintres, m’assure-t-on, s’efforcent d’imiter ses
traits lorsqu’ils peignent aux églises le visage de la Vierge. Déjà dans son
enfance, il m’en souvient, elle promettait d’être remarquable en beauté, et
tout laisse à penser qu’elle a tenu promesse.

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