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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (5 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Ne vous moquez point de moi,
mon cousin, dit Marguerite de Bourgogne. C’est manquer de charité.

— Je ne me moque point. Entendez
mes paroles pour ce qu’elles veulent dire. Vous êtes reine de fait, ce jour
encore… et je vous souhaite de vivre, tout simplement.

Là-dessus le silence tomba, car ils
se mirent à dîner. Tout autre que Robert se fût ému de voir les deux femmes se
jeter sur les mets comme des pauvresses. Elles ne cherchaient même pas à
feindre la retenue, et lampaient le potage et mordaient au pâté sans presque
prendre le temps de respirer.

D’Artois avait piqué le lièvre au
bout de sa dague, et le présentait aux braises de la cheminée pour le
réchauffer. Ce faisant, il continuait d’observer ses cousines, et un rire gras
lui montait à la gorge. « Je poserais leurs écuelles à terre qu’elles se
mettraient à quatre pattes pour les lécher. »

Elles buvaient le vin du capitaine
comme si elles avaient voulu compenser d’un coup sept mois d’eau de
citerne ; le sang leur montait aux joues. « Elles vont être malades,
pensait d’Artois, et finir cette belle journée en vomissant leurs
tripes. »

Lui-même mangeait pour une escouade.
Son prodigieux appétit, qu’il tenait de famille, n’était pas légende, et il
aurait fallu couper en quatre chacune de ses bouchées pour les offrir à un
gosier normal. Il dévorait l’oie confite ainsi que d’ordinaire on grignote les
grives, en mâchant les os. Il s’excusa, modeste, de n’en pas user de même avec
la carcasse du lièvre.

— Les os de lièvre,
expliqua-t-il, se brisent en biseau et déchirent les entrailles.

Quand enfin chacun fut repu,
d’Artois fit un signe à Blanche, l’invitant à se retirer. Elle se leva sans se
faire prier, encore qu’elle eût les jambes un peu fléchissantes. La tête lui
tournait, et elle semblait en grand besoin de trouver un lit. Robert eut alors,
exceptionnellement, une pensée charitable. « Si elle sort ainsi au froid,
elle va crever. »

— A-t-on fait aussi du feu chez
vous ? demanda-t-il.

— Oui, merci, mon cousin,
répondit Blanche. Notre vie est vraiment toute changée, grâce à vous. Ah !
Je vous aime, mon cousin… vraiment je vous aime bien… Vous le direz à Charles,
n’est-ce pas… vous lui direz que je l’aime… qu’il me pardonne puisque je
l’aime.

Elle aimait tout le monde dans le
moment présent. Elle était gentiment saoule, et manqua s’étaler dans
l’escalier. « Si je ne cherchais ici que mon divertissement, pensa
d’Artois, celle-là ne me ferait guère de résistance. Donnez du vin en
suffisance à une princesse ; vous ne tarderez point à la voir se conduire
en ribaude. Mais l’autre aussi me paraît cuite à point. »

Il rechargea le feu d’une grande
bûche, remplit les gobelets pour Marguerite et pour lui-même.

— Alors, ma cousine, dit-il,
avez-vous réfléchi ?

Marguerite semblait tout amollie par
la chaleur autant que par le vin.

— J’ai réfléchi, Robert, j’ai
réfléchi. Et je crois bien que je vais refuser, répondit-elle en rapprochant sa
chaise du foyer.

— Allons, ma cousine, vous ne
parlez pas de bon sens ! s’écria Robert.

— Mais si, mais si. Je crois
bien que je vais refuser, répéta-t-elle d’une voix douce.

Le géant eut un mouvement
d’impatience.

— Marguerite, écoutez-moi. Vous
avez tout avantage à accepter maintenant. Louis est impatient de nature, prêt à
céder n’importe quoi pour obtenir sur-le-champ ce qu’il désire. Jamais plus
vous ne pourrez en tirer si bon parti. Consentez à déclarer ce qu’on vous
demande. Votre affaire n’a pas besoin d’aller devant le Saint-Siège ; elle
peut être jugée par le tribunal épiscopal de Paris. Avant trois mois, vous
aurez repris pleine liberté de vous-même.

— Sinon ?…

Elle se tenait un peu penchée vers
le feu, les paumes offertes à la flamme, et dodelinant la tête. Le cordonnet
qui fermait le col de sa longue chemise s’était dénoué, et elle offrait sa
gorge, profondément, aux regards de son cousin. « La mâtine a gardé de
beaux seins, pensait d’Artois, et ne semble pas avare de les montrer…»

— Sinon ?… répéta-t-elle.

— Sinon l’annulation sera
prononcée de toute manière, ma mie, car on trouve toujours un motif pour
annuler le mariage d’un roi. Aussitôt qu’il y aura un pape…

— Ah ! Il n’y a donc
toujours pas de pape ? dit Marguerite.

Robert d’Artois se pinça les lèvres ;
il avait fait une faute. Il n’avait pas songé que Marguerite de Bourgogne
pouvait ignorer, au fond de sa prison, ce dont le monde entier était informé, à
savoir que, depuis la mort de Clément V, le conclave ne réussissait pas à
élire un nouveau pontife. Il venait de fournir une bonne arme à son adversaire,
laquelle, s’il en jugeait par la vitesse de la réaction, n’était pas aussi
alanguie qu’elle voulait le paraître.

Cette bévue commise, il tenta de la
tourner à son avantage en jouant le jeu de la fausse franchise, où il était
maître.

— Mais c’est bien là votre
chance ! s’écria-t-il, et c’est justement ce que je veux vous faire
entendre. Dès que ces pendards de cardinaux, qui tiennent marché de promesses
comme s’ils étaient en foire, auront assez vendu leurs voix pour consentir à se
mettre d’accord, Louis n’aura plus besoin de vous. Vous aurez seulement obtenu
qu’il vous haïsse un peu plus, et qu’il vous tienne enfermée ici à jamais.

— Je vous comprends bien. Mais
je comprends également qu’aussi longtemps qu’il n’y a point de pape, on ne peut
rien sans moi.

— C’est bêtise que de vous
obstiner, ma mie.

Il vint près d’elle, lui posa sur le
cou sa lourde patte, et se mit à lui caresser l’épaule, sous la chemise.

Le contact de cette grande main
musclée parut troubler Marguerite.

— Quel si grand intérêt,
Robert, dit-elle doucement, avez-vous à ce que j’accepte ?

Il se pencha jusqu’à effleurer des
lèvres ses bouclettes noires. Il sentait le cuir et la sueur de cheval ;
il sentait la fatigue, il sentait la boue ; il sentait le gibier et les
nourritures fortes. Marguerite était comme enveloppée dans cette épaisse odeur
de mâle.

— Je vous aime bien,
Marguerite, répondit-il ; je vous ai toujours bien aimée, vous le savez.
Et maintenant nos intérêts sont unis. Il vous faut retrouver votre liberté. Et
moi je veux satisfaire Louis, afin qu’il me favorise. Vous voyez bien que nous
devons être alliés.

En même temps il plongeait la main
fort avant dans le corsage de Marguerite, sans que celle-ci lui opposât aucune
résistance. Au contraire, elle appuyait la tête contre le poignet de son
cousin, et semblait s’abandonner.

— N’est-ce pas pitié, reprit
Robert, que si beau corps, si doux et alléchant, soit privé des plaisirs de
nature ?… Acceptez, Marguerite, et je vous emmène avec moi ce jour même,
loin de cette prison ; je vous conduis d’abord en quelque douillette
hôtellerie de couvent, où je pourrai vous aller visiter souvent et veiller sur
vous… Que vous importe, en vérité, de déclarer que votre fille n’est pas de
Louis, puisque vous n’avez jamais aimé cette enfant ?

Elle leva les yeux.

— Si je n’aime point ma fille,
dit-elle, n’est-ce pas la preuve justement qu’elle est bien de mon époux ?

Elle demeura rêveuse un moment, le
regard en l’air. Les bûches s’écroulèrent dans l’âtre, illuminant la pièce d’un
grand jaillissement d’étincelles. Et Marguerite soudain se mit à rire.

— Qu’est-ce donc qui vous
amuse ? lui demanda Robert.

— Le plafond, répondit-elle. Je
viens de voir qu’il ressemble à celui de la tour de Nesle.

D’Artois se redressa, stupéfait. Il
ne pouvait se défendre d’une certaine admiration pour tant de cynisme mêlé à
tant de rouerie. « Cela, au moins, c’est une femme ! »
pensait-il.

Elle le regardait, gigantesque
devant la cheminée, campé sur ses cuisses solides comme des troncs d’arbre. Les
flammes faisaient luire ses bottes rouges et scintiller sa boucle de ceinture.

Elle se leva, et il l’attira contre
lui.

— Ah ! Ma cousine, dit-il.
Si c’était moi qu’on vous eût fait épouser… ou bien si vous m’aviez choisi pour
amant en place de ce jeune niais d’écuyer, les choses ne se seraient point
passées de même pour vous… et nous aurions été bien heureux.

— Peut-être, murmura-t-elle.

Il la tenait aux reins, et il avait
l’impression que dans un instant elle ne serait plus capable de penser.

— Il n’est pas trop tard,
Marguerite, murmura-t-il.

— Peut-être pas… répondit-elle
d’une voix étouffée, consentante.

— Alors délivrons-nous d’abord
de cette lettre à écrire, pour n’être plus ensuite occupés que de nous aimer.
Faisons monter le chapelain qui attend en bas…

Elle se dégagea d’un bond, les yeux
brillants de colère.

— Il attend en bas,
vraiment ? Ah ! Mon cousin, m’avez-vous crue si sotte que de me
laisser prendre à vos câlineries ? Vous venez d’en user avec moi comme les
catins font d’ordinaire avec les hommes, leur irritant les sens pour les mieux
soumettre à leurs volontés. Mais vous oubliez qu’à ce métier-là, les femmes
sont plus fortes, et vous n’y êtes qu’un apprenti.

Elle le défiait, nerveuse, dressée,
et renouait le col de sa chemise.

Il l’assura qu’elle se trompait du
tout, qu’il ne souhaitait que son bien, qu’il était sincèrement épris d’elle…

Marguerite le considérait d’un air
narquois. Il la reprit dans ses bras, encore que maintenant elle se défendît,
et la porta vers le lit.

— Non, je ne signerai
point ! criait-t-elle. Violez-moi si vous le voulez, car vous êtes trop
lourd pour que je puisse résister ; mais je dirai au chapelain, je dirai à
Bersumée, je ferai savoir à Marigny quel bel ambassadeur vous faites, et
comment vous avez abusé de moi.

Il la lâcha, furieux.

— Jamais, entendez-vous,
poursuivit-elle, vous ne me ferez avouer que ma fille n’est pas de Louis ;
parce que si Louis venait à mourir, ce que je souhaite de toute mon âme, alors
c’est ma fille qui deviendrait la reine de France, et il faudrait bien compter
avec moi, comme reine-mère.

D’Artois resta interdit un instant.
« Elle pense droit, la fieffée garce, se dit-il, et le sort pourrait lui
donner raison…» Il était maté.

— C’est petite chance que vous
courez là, répliqua-t-il enfin.

— Je n’en ai point
d’autre ; je la garde.

— Comme vous voudrez, ma
cousine, dit-il en gagnant la porte.

Son échec lui avait mis la rage au
cœur. Sans autre adieu, il dévala l’escalier et trouva le chapelain, cramoisi
de froid sous ses cheveux beiges, qui battait la semelle, ses plumes d’oie à la
main.

— Vous êtes un bel âne, mon
petit frère, lui cria-t-il, et je ne sais point diable où vous découvrez des
faiblesses chez vos pénitentes ! Puis il appela :

— Écuyers ! Aux
chevaux !

Bersumée surgit, toujours coiffé de
son chapeau de fer.

— Monseigneur, souhaitez-vous
visiter la place ?

— Grand merci. Ce que j’en ai
vu me suffit.

— Les ordres,
Monseigneur ?

— Quels ordres ! Obéis à
ceux que tu as reçus.

On amenait à d’Artois son cheval, et
Lormet déjà présentait l’étrier.

— Et la dépense du repas,
Monseigneur ? demanda encore Bersumée.

— Tu te la feras compter par
messire de Marigny. Allez, abaissez le pont !

D’un coup de reins, d’Artois se mit
en selle et enleva sa monture de pied ferme au galop. Suivi de son escorte, il
franchit le corps de garde. Bersumée, sourcils joints, bras ballants, regarda
la chevauchée dévaler vers la Seine dans un grand jaillissement de boue.

 

IV
SAINT-DENIS

Les flammes de centaines de cierges,
disposés en buissons autour des piliers, projetaient leurs lueurs mouvantes sur
les tombeaux des rois. Les longs gisants de pierre semblaient parcourus de
frémissements, comme en rêve, et l’on eût dit une armée de chevaliers endormis
par magie au milieu d’une forêt en feu.

Dans la basilique de Saint-Denis,
nécropole royale, la cour assistait à l’ensevelissement de Philippe le Bel.
Faisant face à la nouvelle tombe, toute la tribu capétienne, en vêtements
sombres et somptueux, se tenait alignée dans la nef centrale : princes du
sang, pairs laïcs, pairs ecclésiastiques, membres du Conseil étroit, grands
aumôniers, connétable, dignitaires
[1]
.

Accompagné de cinq officiers de
l’hôtel, le souverain maître de la maison du roi s’avança d’un pas solennel au
bord du caveau où le cercueil était déjà descendu ; il jeta dans la fosse
le bâton sculpté qui était l’insigne de sa charge, et prononça la formule qui
marquait officiellement le passage d’un règne à l’autre :

— Le roi est mort ! Vive
le roi !

L’assistance aussitôt répéta :

— Le roi est mort ! Vive
le roi !

Et ce cri de cent poitrines,
répercuté de travée en travée, d’ogive en ogive, alla rouler longuement dans
les hauteurs des voûtes.

BOOK: La Reine étranglée
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