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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (8 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Il paraît, en effet, qu’elle
est fort belle, dit Louis d’Évreux.

— Et vertueuse, ajouta Valois.
J’attends qu’on retrouve en elle toutes les qualités qui ornaient sa tante
Marguerite d’Anjou, ma première femme, que Dieu garde. J’ajouterai… mais qui de
vous l’ignore ?… qu’un autre de ses oncles, et mien beau-frère, Louis
d’Anjou, fut ce saint évêque de Toulouse qui avait renoncé à régner pour entrer
en religion, et dont la tombe à présent produit des miracles.

— Ainsi nous aurons bientôt
deux saints Louis dans la famille, remarqua Robert d’Artois.

— Mon oncle, votre idée est
heureuse, cela me semble, dit Louis X. Fille de roi, sœur de roi, nièce de
roi et de saint, belle et vertueuse… Ah ! Elle n’est point brune au moins,
comme la bourguignonne ? Car alors je ne pourrais point !

— Non, non, mon neveu,
s’empressa de répondre Valois. Soyez sans crainte ; elle est blonde, de
bonne race franque.

— Et vous pensez, Charles, que
cette famille, pieuse ainsi que vous la décrivez, irait consentir aux
fiançailles avant l’annulation ? demanda Louis d’Évreux.

Monseigneur de Valois se gonfla,
torse et panse.

— Je suis trop bon allié de mes
parents de Naples pour qu’ils aient rien à me refuser, répliqua-t-il ; et
les deux entreprises peuvent se conduire de pair. La reine Marie, qui a jadis
tenu à honneur de me donner une de ses filles, m’accordera bien sa petite-fille
pour le plus cher de mes neveux, et pour qu’elle soit reine au plus beau
royaume du monde. J’en fais mon affaire.

— Alors ne laissons pas d’agir,
mon oncle, dit Louis X. Envoyons une ambassade à Naples. Qu’en
pensez-vous, Robert ?

Robert d’Artois s’avança d’un pas,
paumes ouvertes, comme s’il se proposait à partir sur-le-champ pour l’Italie.

Le comte d’Évreux intervint encore.
Il n’avait aucune hostilité au projet ; mais pareille décision était
affaire de royaume autant que de famille, et il demandait qu’elle soit débattue
en Conseil.

— Mathieu, dit aussitôt
Louis X s’adressant à son chambellan, faites savoir à Marigny qu’il ait à
convoquer le Conseil demain matin.

À s’écouter prononcer ces paroles,
le Hutin éprouva un certain plaisir ; brusquement il se sentait roi.

— Pourquoi Marigny ? dit
Valois. Je puis bien, si vous le souhaitez, m’en charger moi-même ou en charger
mon chancelier. Marigny cumule trop de tâches et prépare hâtivement des
Conseils qui n’ont rôle que de l’approuver, sans regarder de bien près ses
trafics. Mais nous allons changer cela, Sire mon neveu, et je m’en vais vous
réunir un Conseil mieux digne de vous servir.

— C’est fort juste. Eh bien,
faites, mon oncle, faites ainsi, répondit Louis X avec un regain
d’assurance et comme si l’initiative venait de lui.

Les vêtements étaient secs, et
chacun se rhabilla.

« Belle et vertueuse, belle et
vertueuse…», se répétait Louis X. Il fut à ce moment repris d’un accès de
toux, et entendit à peine les adieux qu’on lui faisait.

Descendant l’escalier, d’Artois dit
à Valois :

— Ah ! Mon cousin, comme
vous la lui avez bien vendue, votre nièce Clémence ! J’en connais un ce
soir que ses draps vont brûler.

— Robert ! fit Valois d’un
ton de feinte réprimande ; n’oubliez pas que c’est du roi que vous parlez
désormais.

Le comte d’Évreux les suivait en
silence. Il songeait à la princesse qui vivait dans un château de Naples et
dont le sort, à son insu, venait peut-être de se décider aujourd’hui.
Monseigneur d’Évreux était toujours frappé de la manière fortuite, mystérieuse,
dont s’agençaient les destinées humaines.

Parce qu’un grand souverain était
mort avant son heure, parce qu’un jeune roi supportait mal le célibat, parce
que son oncle était impatient de le satisfaire pour affirmer l’empire qu’il
exerçait sur lui, parce qu’un nom lancé avait été retenu, une jeune fille aux
cheveux blonds et qui, à cinq cents lieues de distance, devant une mer
éternellement bleue, pensait vivre un jour comme les autres, se trouvait
devenir le centre des préoccupations de la cour de France…

Louis d’Évreux eut un nouvel accès
de scrupule.

— Mon frère, dit-il à Valois,
cette petite Jeanne, croyez-vous vraiment qu’elle soit bâtarde ?

— Aujourd’hui je n’en suis pas
encore certain, mon frère, dit Valois en lui posant sur l’épaule sa main
baguée. Mais je vous assure bien qu’avant longtemps tout le monde la tiendra
pour telle !

À partir de quoi le méditatif comte
d’Évreux aurait pu se dire également : « Parce qu’une princesse de
France prit un amant, parce que sa belle-sœur d’Angleterre la dénonça, parce
qu’un roi justicier rendit le scandale public, parce qu’un mari humilié reporta
sa vindicte sur une enfant qu’il voulut déclarer illégitime…» Les conséquences
appartenaient au futur, à ce déroulement d’une fatalité en constante création
par la combinaison continue de la force des choses et des actes des hommes.

 

VI
LA LINGÈRE EUDELINE

Le ciel de lit, tendu d’un samit bleu
sombre semé de fleurs de lis d’or, paraissait un morceau de firmament nocturne.
Les rideaux de la courtine, faits de même étoffe, frémissaient sous le faible
éclairage de la veilleuse à huile suspendue par trois chaînes de bronze
[3]
 ;
la courtepointe de brocart d’or, tombant en plis raides jusqu’au sol,
scintillait de phosphorescences étranges.

Depuis deux heures, Louis X
cherchait vainement le sommeil sur cette couche qui avait été celle de son
père. Il étouffait sous les couvertures doublées de fourrure, et grelottait
aussitôt qu’il en sortait.

Bien que Philippe le Bel fût décédé
à Fontainebleau, Louis éprouvait un malaise à se trouver dans ce lit, comme
s’il y percevait la présence du cadavre.

Toutes les images des dernières
journées, toutes les hantises des jours à venir, s’entrechoquaient en sa
pensée… Quelqu’un criait « cocu » parmi la foule… Clémence de Hongrie
refusait, ou bien elle était déjà fiancée ;… l’austère visage de l’abbé
Égidius se penchait sur la tombe… « Nous ferons désormais deux prières…»…
« Savez-vous sur quoi elle compte ? Elle espère que vous mourrez
avant elle ! »… Un coffret de cristal emprisonnait un cœur aux
artères tranchées, aussi petit qu’un cœur d’agneau…

Il se releva brusquement, son propre
cœur battant comme une horloge dont le poids se fût décroché. Pourtant le
physicien de l’hôtel, examinant le roi avant son coucher, ne lui avait pas
trouvé les humeurs mauvaises. Le sommeil réparerait une fatigue bien
explicable ; si la toux persistait, on verrait le lendemain à prescrire
quelque tisane au miel, ou à poser des sangsues… Mais Louis n’avait pas avoué
les deux défaillances ressenties pendant la cérémonie à Saint-Denis, ce froid
qui lui avait saisi les membres, et ce grand vacillement du monde autour de
lui. Voilà que le même mal, auquel il ne pouvait pas donner de nom, le
reprenait.

Torturé par ses hantises, le Hutin,
dans une longue chemise blanche sur laquelle il avait jeté une robe fourrée,
marchait à travers la chambre, comme chassé devant lui-même et comme s’il
risquait, au moindre arrêt, que la vie l’abandonnât.

N’allait-il pas succomber de la même
façon que son père, frappé à la tête par la main de Dieu ? « Moi
aussi, pensait-il avec effroi, j’étais présent quand on a brûlé les Templiers,
devant ce Palais… » Sait-on jamais la nuit qu’on doit mourir ?
Sait-on jamais la nuit qu’on devient fou ? Et s’il parvenait à franchir
cette abominable nuit, s’il voyait se lever la tardive aube d’hiver, dans quel
état d’épuisement ne serait-il pas le lendemain pour présider son premier
Conseil ? Il dirait : « Messires… » Quelles paroles, au
fait, devait-il dire ?… « Chacun de nous, mon neveu, subit dans la
solitude l’instant du trépas, et c’est vanité de croire qu’il n’en est pas
ainsi des instants de la vie…»

— Ah ! Mon oncle, prononça
tout haut le Hutin, pourquoi m’avoir dit cela !

Sa propre voix lui parut étrangère.
Il continuait d’errer, haletant et frissonnant, autour du grand lit drapé
d’ombre.

C’était ce meuble qui l’épouvantait.
C’était ce lit qui était maudit, et jamais il ne parviendrait à y dormir. Le
lit du mort. « Passerai-je donc ainsi toutes les nuits de mon règne à
marcher en rond pour ne pas trépasser ? » se demandait-il. Mais le
moyen d’aller coucher ailleurs, d’appeler ses gens pour qu’on lui préparât une
autre chambre ? Où puiser le courage d’avouer : « Je ne puis
loger ici parce que j’ai peur », et de se présenter aux maîtres de l’hôtel,
aux chambellans, ainsi défait, tremblant et désemparé ?

Il était roi et ne savait comment
régner ; il était homme et ne savait comment vivre ; il était marié
et n’avait point de femme… Et si même Madame de Hongrie acceptait, combien de
semaines, de mois lui faudrait-il attendre avant qu’une présence humaine vînt
rassurer ses nuits ? « Et voudra-t-elle m’aimer, celle-là ? Ne
fera-t-elle point comme l’autre ? »

Soudain il prit sa résolution. Il
ouvrit la porte, et alla secouer le premier chambellan qui dormait tout vêtu
dans l’antichambre.

— Est-ce toujours dame Eudeline
qui veille au linge du Palais ?

— Oui, Sire… Je crois, Sire…
répondit Mathieu de Trye.

— Eh bien, sachez-le. Et si
c’est elle, faites-la quérir aussitôt.

Surpris, somnolent… « Il dort, lui ! »
pensa le Hutin avec haine… le chambellan demanda au roi s’il désirait qu’on
changeât ses draps.

Le Hutin eut un geste d’impatience.

— Oui, c’est cela. Allez la
quérir, vous dis-je !

Puis il entra dans la chambre et
reprit sa ronde anxieuse, en se disant : « Loge-t-elle toujours
ici ? Va-t-on la trouver ? »

Dix minutes plus tard, dame Eudeline
entra, portant une pile de draps, et Louis X aussitôt sentit qu’il cessait
d’avoir froid.

— Monseigneur Louis… je veux
dire, Sire ! s’écria la lingère. Je savais bien qu’il ne fallait point
vous mettre de draps neufs. On y dort mal. C’est messire de Trye qui l’a
voulu ; il affirmait que c’était l’usage. Moi, je voulais donner des draps
souvent lavés et bien fins.

C’était une grande femme blonde,
épanouie, avec de larges seins, et une belle carrure nourricière qui faisait
penser à la paix, à la tiédeur et au repos. Elle avait un peu plus de trente
ans, mais son visage exprimait une sorte d’étonnement adolescent et tranquille.
De dessous le bonnet blanc qu’elle mettait pour dormir s’échappaient de longues
tresses qui avaient la couleur de l’or et qui se dénouaient sur l’épaule de son
vêtement de nuit. Elle s’était hâtivement couverte d’une chape.

Louis la regarda un moment sans
parler, le temps que Mathieu de Trye, prêt à se rendre utile, comprît qu’on
n’avait plus besoin de lui.

— Ce n’est point pour les draps
que je vous ai fait venir ici, dit enfin le roi.

Une douce rougeur de confusion monta
aux joues de la lingère.

— Oh ! Monseigneur… Sire,
je veux dire ! D’être revenu au Palais vous a-t-il fait vous souvenir de
moi ?…

Elle avait été sa première
maîtresse, dix années plus tôt. Lorsque Louis, âgé de quinze ans, avait appris
qu’on allait bientôt le marier à une princesse de Bourgogne, il avait été saisi
d’une grande frénésie de découvrir l’amour, en même temps que d’une grande
panique à l’idée de ne pas savoir comment se comporter auprès de son épouse. Et
tandis que Philippe le Bel et Marigny pesaient les avantages politiques de
cette alliance, le jeune prince ne pensait à rien d’autre qu’au mystère de
nature. La nuit, il imaginait toutes les dames de la cour succombant à ses
ardeurs ; mais le jour, il restait muet en face d’elles, mains tremblantes
et regard fuyant.

Et puis, un après-midi d’été, il
s’était rué brusquement sur cette belle fille qui, le long d’une galerie
déserte, allait devant lui d’un pas calme, les bras chargés de linge. Il
s’était lancé contre elle avec violence, avec colère, comme s’il lui en voulait
de la peur qu’il avait. C’était elle ou aucune, maintenant ou jamais… Il ne
l’avait point violée, d’ailleurs ; son agitation, son anxiété, sa
maladresse l’en eussent rendu bien incapable. Il avait exigé d’Eudeline qu’elle
lui apprît l’amour. À défaut d’une assurance d’homme, il entendait user de
prérogatives de prince. Il avait eu de la chance ; Eudeline ne s’était pas
moquée de lui, et dans une pièce de resserre, elle avait mis quelque honneur à
se rendre aux désirs de ce fils de roi, lui laissant même croire qu’elle y
trouvait de l’agrément. Par la suite, il s’était toujours senti homme devant
elle.

Certains matins, lorsqu’il était à
se vêtir pour la chasse ou pour aller s’exercer aux armes de tournoi, Louis la
faisait appeler ; et Eudeline avait vite compris que le besoin d’aimer ne
lui venait que lorsqu’il avait peur. Pendant plusieurs mois, avant l’arrivée de
Marguerite de Bourgogne, et même encore après, Eudeline avait ainsi aidé Louis
Hutin à surmonter ses terreurs.

— Votre fille, où est-elle à
présent ? demanda-t-il.

— Elle demeure chez ma mère, qui
l’élève. Je n’ai point voulu qu’elle reste ici avec moi ; elle ressemble
trop à son père, répondit Eudeline en souriant à demi.

— De celle-là, au moins, dit
Louis, je puis penser qu’elle est de moi.

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